mardi 1 juillet 2014

Galava

C'était un jour comme les autres. Chabolovskaïa, je laisse Daphné à l'école et je décide de faire une petite infidélité à Paul -celui qui fait les cafés à 90 roubles- pour retrouver Gorki ; mon cœur balance entre les deux les mardi et jeudi, allez savoir !
Il ne fait pas encore chaud à cette heure matinale mais le soleil est là, à l’affût derrière les feuillages qui bruissent. Evidemment le sol est trempé, le tracteur ou le camion nettoyeur est passé il y a peu. Je choisis un banc face à l'étang où quelques canards évoluent en toute quiétude. Pas de bruit, je suis loin de la route et les restaurants et vendeurs de glaces n'ont encore soulevés leur store. Quelques jardiniers et plus rarement un promeneur. Un matin j'ai même salué la maman d'une copine de Daph qui venait faire son footing. Endroit idyllique. 

Cela ne fait que 3 ou 4 fois que je pense à faire le détour par le parc plutôt que passer une heure au café, en attendant mon cours de russe. Et si je vais plus loin m'installer au soleil, je vois souvent un groupe d'une quinzaine de jeunes faire leur gymnastique dans l'herbe. Ambiance zen. Et toujours des jardiniers, tranquilles. Sur un banc, discret, un homme vêtu de beige. S'il n'avait ce talkie-walkie, je n'aurais pas soupçonné qu'il garde ou surveille mais depuis que je le sais, j'en ai vu d'autres. Moscou est une ville très policée. Et jusqu'à aujourd'hui, je n'avais pas à m'en plaindre. 


J'avais fini de feuilleter le journal -ce n'est toujours que le quotidien Métro, bien suffisant car je ne comprends toujours pas les titres (qui changent tous les jours, c'est bien ça le problème)-, je l'avais posé à coté de moi, ayant jugé inutile de ne me lever que pour le mettre à la poubelle. Ce parc, comme les autres, est extrêmement propre. La main d'oeuvre, d'origine caucasienne reconnaissable par ses yeux légèrement bridés et son teint plus mat, est en quantité indénombrable. Ce sont toujours eux sur les chantiers, les trottoirs, les jardins. Avais-je déjà fais mes exercices de russe où avais-je jugé que le temps était suffisamment élastique pour relire mon vocabulaire riche de plus de 650 mots ? Dans tous les cas je ne l'ai pas vu venir, le nez dans mon smartphone.

Quoi de moins étonnant qu'il s'exprime en russe ? Il car c'est un homme. Il est vêtu en jogging gris, propre, tout à fait adapté au parc, rien à signaler à première vue, rien dans les mains. L'odeur de l'alcool, je ne l'ai sentie que quand il s'est assis à coté de moi et qu'il s'est mit à me parler en se rapprochant. Je l'avais autorisé à s'asseoir, n'ayant objectivement rien encore à lui reprocher et étant à même de me remettre en question car chat échaudé craignant l'eau froide, j'avais parait-il une attitude méprisante en Ouzbékistan face à des inconnus qui m'abordaient en ville et que j'ignorais superbement. Mon sac, à coté de moi, faisait office de micro-barrière à cet inconnu qui ressentait un besoin de proximité extrême pour me parler. J'ai instinctivement refermé mon grand téléphone, prêt à le ranger. Ces appareils représentent une telle valeur qu'ils me paraissent indécents face à la misère. Son discours était désordonné mais pas dans le registre attendu. Je lui dis que je ne le comprends pas, ce qui est vrai, que je suis français quoi ! Ça ne le décourage pas. Il enchaîne un mot d'anglais et un de français et reprend son monologue. Ah, Paris !
Le sujet n'est pas le voyage où alors un voyage particulier, le seul dont il est question ici à Moscou puisqu'il permet au pouvoir de montrer ses forces. Le sujet, c'est l'Ukraine ! Les fascistes et les avions, les enfants tués. Tant pis j'abandonne le parc et je vais au café. Je me lève, il se lève. Je pense me diriger vers la sortie principale, traverser tout le parc donc. Mais non, pas question, il me prends le bras. Le gaillard n'est pas plus grand qu emoi, pas plus âgé, il n'est pas gros non plus. Il est peut-être un peu plus lourd que moi qui n’atteins les 70 kilos que tout mouillé. Ses yeux ne sont ni rouges ni brillants, sont regard est clair, il ne parait pas sous l'emprise d'une quelconque drogue. Il ne sent plus l'alcool -je n'ai tellement pas envie de me confronter à cette odeur, que je me détourne rapidement de son visage après chaque regard. Par contre il est dans un état de nervosité par moment que je n'envisage pas d'autre voie que la diplomatie, je reste calme et conciliant.
J'ai pu faire quelques pas mais maintenant il mime les avions dans le ciel, lui le fusil à la main, et les enfants dit-il en rapprochant ses mains pour mimer une toute petite chose et en parlant de plus en plus fort. Et le voilà à genoux, me suppliant (le sol est toujours mouillé je vous rappelle) ! N'en pouvant plus de cette incompréhension et de son cinéma (il n'a l'air ni fou, ni déprimé ni dans le dénuement) que je lui propose un billet. Le riche s'en sort toujours face à la misère en jetant des cacahuètes. Il ne tourne même pas ses yeux vers ma main tendue. Peut-être a-t'il eu le temps de voir ce que j'allais lui proposer pendant que je fouillais rapidement dans mon porte-feuille et cela lui semble dérisoire. A moi aussi d'ailleurs.
Je continue d'avancer vers l'allée centrale où je suis sûr de croiser un garde. Et dans ses propos je discerne des noms de villes de l'ouest de l'Ukraine et les avions tatatatata et les petits enfants. Et plusieurs fois il me supplie à genoux. Mais de quoi ? Je ne suis pas l'aide sociale, je ne suis pas Poutine osais-je dire. Car si effectivement cet homme est traumatisé par des combats, c'est l'Etat russe qui les encourage qui devrait leur prêter une assistance psychologique. Il ne relève pas mon propos - lui s'est relevé. Ce n'est pas plus mal car s'il avait discerné un peu d'ironie face à ma remarque, il n'aurait pas apprécié que je remette en question l'image de son souverain. Des jardiniers et des passants nous croisent, regardent rapidement et s'éloignent.
Quelques secondes de répits, un gros camion nettoyant une large allée goudronnée approche, notre homme courre se planter devant, les bras en croix. Un remake d'un chinois arrêtant des blindés place Tiananmen ! Je continue mais il me rattrape en courant, le chauffeur n'est pas descendu de son char (j'ai eu l'impression qu'il le connaissait), la blague est terminée, il n'a pas de spectateurs. Cet épisode prouve en tous cas que ce n'est pas une détresse aussi précise que ce qu'il essayait de communiquer puisqu'il profite de la première occasion pour se divertir et se mettre encore en scène. Le garde est tout proche, il est debout maintenant, il nous regarde. Notre fou m'attrape encore le bras, je l'oblige à parler un peu plus fort, le garde me regarde mais ce n'était que ça son boulot, re-garder ! Il tourne la tête sans sourciller et tranquillement s'éloigne dans la direction opposée à la mienne. Mais que fait la police comme dirait Coluche ? J'aurais aimé l'entendre se justifier face à quelqu'un partageant sa langue pour juger de la réalité de ses propos.
Nous sommes prêts des grands jets d'eau du parc, non loin de l'entrée principale, il est maintenant plus de 9 heures, il y a quelques promeneurs, il me lâche et je continue sans me retourner, le monde lui fait peur comme le loup qui craint de sortir de la forêt. Et je n'ai plus qu'un quart d'heure de marche pour le métro et trois quarts d'heure de transport, j'arrive au cours de langue assez énervé, la tête pleine de nouvelles certitudes et d'à priori.
Gorki, c'est fini, c'était mon premier amour. Heureusement, j'ai fait pas mal de photos avant ce jour-ci et je compte les publier avant de partir en grandes vacances d'été. Mon nouvel amour, c'est Sokolniki. Je viens d'aller étrenner mes rollers (quand les patinoires ne sont pas à la périphérie de la ville, elles sont réservées aux équipes sportives locales, il fallait donc trouver une alternative et si tu a suivi, lecteur, mes débuts sur le lac gelé, tu me comprends) dans ce parc immense, plein de chemins et de forêts où, fidèle lecteur, tu as pu apprécier mes photos de la Théophanie de janvier 2014. En septembre prochain, Daphné change d'école, Gorki ne sera plus sur ma route, les cours de russe pour cette année sont terminés, c'est donc bien une page qui se tourne.
Fais pas la tête, tête de mule, t'en fais qu'à ta tête mais qu'est-ce que t'as derrière la tête,  t'as rien dans ta tête, te casse pas la tête, t'as tes têtes toi ! Justement c'est le jardin des têtes -première photo de cet article-, dans l'espace vert jouxtant le parc Gorki au nord, de l'autre coté du Cadovoe Kaltso (l'anneau de jardin), le long de la Moskova. Golova prononcer galava, "голова", la tête en russe.