vendredi 26 juin 2015

Poésie

Quand Pouchkine me fait penser à Gogol, 
Au cœur de la Petite Russie ou de l'Ukraine d'aujourd'hui, 
Quand l'imaginaire russe est au service de la poésie...


LE HUSSARD

Tout en étrillant son cheval
Il jurait d'atroce manière ;
"Fallait-il que l'esprit du mal
M'envoye en pareille galère !

On ménage ici le prochain
Comme dans une fusillade ;
Maigre est la soupe et sec le pain ;
Pas de vodka ni de passade.

Ici, le logeur vous prend pour
Un fauve, et quant à la logeuse...
Eh bien, vous avez le bonjour
Pour charmer cette vergogneuse.

Ah, Kiev ! Coin charmant à souhait !
Les beignets fondent dans la bouche,
Du vin comme s'il en pleuvait,
Et les filles sont peu farouches !

Hé-hé, pour un regard noiraud
Il n'est rien qu'on ne voudrait faire.
Elles ont pourtant un défaut..."
- "Lequel ? Raconte, militaire."

Frisant sa moustache il parla :
"Mon gars, soit dit sans nulle offense,
Tu n'es point poltron, mais bêta :
Tu n'as aucune expérience.

Ecoute : on tenait garnison
Non loin du Dniepr, et ma logeuse
Etait veuve, oui mais, pardon,
Aussi belle qu'affectueuse.

Et notre accord est immédiat ;
Nous vivons en pleine allégresse :
Quand je la frappe, Maroussia
N'a pas le mot grossier qui blesse.

Elle me soigne quand j'ai bu,
Ou, parfois, me prépare un verre,
N'est jamais prise au dépourvu
Lorsque j'insinue : "Eh, commère !"

Que souhaiter ? Pas de remous,
Tu vis tranquille, dans l'aisance !
Mais non, j'ai joué les jaloux.
Le diable s'en mêlait, je pense.

Je me disais : enfin, pourquoi 
Se lève-t-elle avant l'aurore ?
Elle folâtre, par ma foi ;
Quel feu bizarre la dévore ?

Je me mis à la surveiller.
J'étais couché, tournant la tête,
(Une nuit, sombre à s'effrayer,
Au dehors sifflait la tempête) :

Je la sentis qui me tâtait
Légèrement, tout doux, doucette...
Et puis je la vis qui sautait
Sans bruit au bas de la couchette.

Elle souffla sur les charbons ;
Puis, allumant une bougie,
Prit sur l'étagère un flacon,
Et, sans plus de cérémonie

Se dévêtit... et, chevauchant
Le balai, but une gorgée
Au flacon et subitement
S'envola par la cheminée.

Voyant cela je dis : parbleu,
La commère est une sorcière !
Ma mignonne, attends-voir un peu !...
Je prends le flacon, je le flaire :

Pouah ! Que c'est aigre ! Quelle odeur !
J'éclabousse le sol : prodige !
Pot, bassine sautent en chœur
Dans la cheminée : oh ! me dis-je.

Sous la fenêtre dort le chat ;
Je l'éclabousse sur l'échine :
Comme il s'ébroue !... et le voilà
Qui suit le pot et la bassine.

Alors j'éclabousse partout,
Tout ce qui se trouve à portée :
Brocs, terrines, bancs, tables... tout
S'envole par la cheminée.

Que diable ! pensai-je : à présent
C'est à moi de boire ! et j'achève
D'un coup le flacon - brusquement
Comme une plume je m'élève.

Je ne sais ni ne me souviens
Ni quoi ni qu'est-ce, mais je vole :
Je crie aux étoiles : je viens !
Quand, tout à coup, ma course folle

S'arrête. Je suis sur un mont ;
Un chaudron fume, on chante, on grouille,
On marie en un jeu bouffon
Un Juif avec une grenouille.

Tout à coup s'approche de moi
Maroussia, la mine contrainte ;
Que fais-tu là ? Rentre chez toi !
On va te tuer ! - Moi, sans crainte :

Rentrer ? Je veux bien essayer !
Quel chemin suis-je sensé prendre ?
- Drôle, enfourche ce tisonnier,
Et déguerpis sans plus attendre. -

Pécore ! Un hussard chevronné,
Enfourcher pareille monture ?
Je ne suis pas encor damné !
Ton tisonnier, je n'en ai cure ;

Je veux un cheval. - Eh bien, prends. -
En effet : quel cheval ! il crache
Le feu, ses yeux sont scintillants,
Il piaffe, la queue en panache.

- Monte. - Je monte sur son dos
Cherchant la bride, - point de bride.
Il prend son essor aussitôt
Et s'élance comme un bolide.

Je me retrouve à la maison ;
Rien n'est changé. Moi, je repose
Sur un banc, à califourchon :
On voit parfois d'étranges choses."

Frisant sa mouche il ajouta :
"Mon gars, soit dit sans nulle offense,
Tu n'es point poltron, mais bêta :
Tu n'as pas mon expérience."

1833.

Extraits d'"Œuvres poétiques" d'Alexandre Pouchkine publiées sous la direction d'Efim Etkind aux Editions L'Age d'Homme.
Si cela vous a plu, je vous en prie,
Poursuivez avec Gogol et son récit,
Taras Boulba, ça c'est écrit,
Vers 1835 aussi, en partie.



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