mardi 7 juin 2016

Les yacks

Les montagnes sont maintenant proches de nous, de chaque côté, très raides. Un torrent serpente au milieu. Les chevaux se suivent, l'un derrière l'autre, tantôt à droite, tantôt à gauche du cours d'eau. Ils ne marchent plus collés les uns aux autres comme ils avaient tendance à le faire dans la steppe. Toujours aucun arbre, aucun arbuste. La neige n'est maintenant plus très loin mais il ne fait pas froid du tout. Il fait beau sans que le ciel ne soit jamais complètement bleu. Le sol est humide, spongieux par endroit. Nous ne devons pas laisser boire les chevaux pendant l'effort, cela pourrait les tuer. Des pierres, de l'herbe rase et près des torrents une espèce de grosse mousse qui forme parfois des étendues bosselées. Le temps s'écoule lentement, les heures passent

Le paysage se renouvelle au fil des circonvolutions de la vallée. Des points noirs sur un versant herbeux sur notre droite. C'est très pentu, mais c'est là que les moutons ont décidé d'aller. Un cavalier arrive à notre rencontre. C'est le berger. Notre berger. Celui chez qui nous allons passer la nuit. Il va nous montrer le chemin. Nous n'avons vu aucune trace d'habitation depuis notre pause de midi. M. qui n'aime pas contraindre son cheval à avancer plus vite est légèrement derrière nous. Ce que nous ne voyons pas est qu'elle n'a plus la force de ne rien dire, plus la force de guider son cheval. Ses yeux se ferment par instant. Ilichbek, prévenant, s'en aperçoit et lui propose de terminer le chemin à pieds. Sage décision.
Nous prenons la vallée qui s'ouvre sur notre droite et qui débouche sur une haute montagne enneigée. Soudain se détache à flanc de coteau, une petite maison au toit de tôle. Très simple, de forme rectangulaire, blanche ou presque. Elle regarde la vallée mais on ne voit pas âme qui vive. C'est la demeure du berger, notre bivouac. Les chevaux traversent un dernier petit ruisseau et ils se mettent à grimper, sans rechigner. Je n'ai pas l'habitude de gravir des pentes si raides en étant porté ; je suis un peu gêné mais les chevaux ne manifestent aucune souffrance. Les deux marcheurs arrivent un quart d'heure après nous et M. s'allonge et s'endort à l'ombre de la maison. Il y a aussi une voiture stationnée. Elle a réussi à monter jusque là mais je suis surtout étonné qu'elle ait pu faire tout ce chemin qui ne me semblait pas carrossable !
Derrière cette habitation nous découvrons un grand espace plane qui a permis l'installation d'un enclos et d'une bergerie. Je m'approche, à cheval tout d'abord, car ce sont sur les piquets de l'enclos que vont être attachés les équidés. Le parc est plein de yacks, de toutes tailles, de tous âges. Avec eux se trouvent plusieurs hommes, dont le plus jeune chargé du travail délicat qui consiste à isoler la bête à vacciner et à l'attraper par l'encolure pour la coucher au sol, comme dans un combat de lutte. Il s'aide souvent d'un lasso et d'un ou deux compères quand les animaux sont trop gros et qu'ils déploient une force surhumaine. Ensuite un quatrième procède à la vaccination. Les autres bêtes ne sont pas agressives, elle se reculent au contraire au maximum pour échapper au danger que représente ces bipèdes. Ces yacks semblent venir d'un autre siècle, à l'image du rhinocéros laineux, à l'image du mammouth légèrement bossu. Leurs cornes peuvent être grandes mais ils n'en ont parfois pas du tout. Est-ce que les éleveurs ou bergers sont parfois amenés à les couper pour des raisons de sécurité ? Je n'aurai pas le temps de le savoir. Et certains jeunes yacks sont empêchés de téter par une plaque de métal accrochée à leurs naseaux : ils doivent laisser leur place aux derniers nés ! 
Je redescends près du ruisseau vers Iris en espérant plonger mes pieds dans l'eau mais elle n'est pas claire du tout. Elle est même tellement boueuse que nous hésitons un long moment. Je cède finalement, à l'idée du plaisir d'enlever mes grosses chaussures et de trouver de la fraîcheur. Ilichbek nous rejoint et nous prévient qu'il a vu les bergers faire chauffer dans les flammes, le fer destiné à marquer les bêtes. C'est sans me presser que je remonte la colline mais il est déjà trop tard, l'opération est terminée. Mince j'aurais trop aimé voir ça ! Je ne me souciais pas de la douleur de l'animal, je n'étais plus là - ici et maintenant -, j'étais transporté dans le passé, dans un autre monde. Un des hommes ouvre déjà l'enclos, sans prévenir, et laissent repartir les bêtes vers les montagnes. Ce n'était donc pas un refuge pour la nuit comme je le pensais. L'instant est simplement magique, la terre fume sous le pas des animaux qui n'hésitent pas une seconde sur la direction à emprunter ! Cette fois je ne laisse pas passer ma chance, je cours à coté du troupeau sans prendre le temps de rattacher les lacets de mes chaussures et réussi quelques photos extraordinaires :

Je ne suis plus vraiment au Kirghizstan, je suis au Dolpo où j'ai vu les yacks participer aux labours en haute altitude, il y a vingt ans déjà.

(à suivre)


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