mardi 5 septembre 2017

Kamtchatka part 6, des ours

Certains volcans sont éteints depuis longtemps et sont recouverts de végétation. Le temps s’expose, comme un livre ouvert. La neige dessine aussi, sur beaucoup de versants, des formes permettant à notre imagination de vagabonder. Nous nous posons dans la vallée des geysers, sur l’unique place devant la maison des guides, en plein centre du site. Des fumerolles sortent des montagnes, tout autour de nous. A l’arrivée, au milieu de la verdure, on voit l’herbe et les plantes se coucher sous l’effet du vent, sous la puissance du souffle généré par les pales de l’hélicoptère tournant à vive allure. Un véritable petit ouragan, au départ comme à l’arrivée. Près du lac, on voyait la surface de l’eau se strier en cercles concentriques et l’impact sur la surface, de milliers de gouttelettes projetées. C’est ce qu’il y avait de plus spectaculaire dans l’utilisation de ce moyen de transport aérien.
L'océan Pacifique
Le circuit de visite est un chemin aménagé, en bois, légèrement au dessus du sol, en parfait état. Pas de rambarde, l’œil est libre. On ne risque pas de s’enfoncer, de s’enliser. Car autour de nous, la terre est gorgée d’eau, le sol est parfois spongieux, il y a de nombreuses marmites d’eau ou de boue bouillonnante. Des bulles se forment en surface puis explosent en fumant. La vedette du site est un grand geyser qui jaillit à plusieurs dizaines de mètres de hauteur, à heure fixe. Il se déverse dans un torrent alimenté par des neiges éternelles – l’expression est belle et prend une autre profondeur quand elle s’applique aux volcans – que l’on aperçoit, plus haut, plus loin. L’eau chaude se mêle à l’eau froide. L’heure tourne, la marmite bouillonne mais le geyser se fait attendre. Aurait-il oublié son rendez-vous ? La foule – deux groupes de deux hélicoptères soit quarante personnes – se presse le long des balustrades, dressées tout de même en bas du grand escalier de bois nous ayant permis de nous approcher du cœur de l’action. Daphné aurait été là, elle aurait pu préciser le nombre de marches descendues.
Récemment – mais qu’est-ce que cela peut bien vouloir dire à l’échelle de ces montagnes millénaires – un petit geyser s’est formé à proximité, privant le principal d’une partie de son flux et donc de sa puissance. A l’heure dite, ils crachent ensemble beaucoup de fumée. Beaucoup de vapeur. C’est assez spectaculaire. Le plus grand des deux se décide enfin à faire son numéro et l’eau jaillit à une quinzaine de mètres de hauteur. Je suis étonné de la proximité des touristes : le jet bouillant est à quelques mètres de nous, il suffirait que le vent tourne… Impensable dans grands parcs des Etats Unis, eux aussi riches en geysers. Un gros éboulement s'était produit en 2007 de l'autre côté du site où nous sommes, redessinant la montagne et de fait, les geysers. 
Nous suivons, partout où nous allons, un garde armé. Car l’ours aime l’odeur caractéristique de ces lieux – le souffre, qui évoque pour nous le parfum de l’œuf pourri, bien que nous n’ayons jamais senti d’œuf pourri – et à plusieurs endroits, nous verrons des traces fraîches de l’énorme plantigrade. Ce n’est donc pas un fantasme. Nous remontons à bord de l’hélicoptère pour rejoindre un autre site, qui n’est ni sur le versant d’une montagne ni sur celui d’un volcan : nous arrivons au milieu d’une immense prairie, entourée de volcans, tout de même. J’aperçois, par le hublot, un petit lac. De multiples sources d’eau chaudes et des chaudrons sont visibles. Le tout est embelli par des arbustes bien verts et des fleurs sauvages colorées. Ce que j’appelais prairie serait plutôt un plateau volcanique. Cette fois, nous sommes sous la protection d’une femme armée d’un fusil, le visage concentré. De toutes les manières, un Russe ne sourit pas à un inconnu, c'est impoli.
La vallée des geysers
La veille nous nous étions posés au lac Kourile. Et avant d’y arriver, nous avions fait escale sur la rive d’un autre lac. Son eau était chaude et fumait à quelques endroits peu profonds. Notre guide, une femme russe, avait des yeux bleus très clairs, qui m’ont rappelé ceux de notre première guide au lac Baïkal. Ils sont très difficiles à photographier car la moindre ombre ou le moindre plissement de l’œil dissimule leur luminosité. Autour du cou, en plus du numéro de vol qui ne nous avait pas quitté, nous avons un récepteur radio relié à un casque audio pour pouvoir l’entendre nous expliquer l’histoire de ces sources d’eau chaudes, en russe puis en anglais. Mais le temps était compté et j’ai plus cherché des points de vue photogéniques que tendu l’oreille à ses propos. La voix était pourtant très agréable et l’anglais impeccable. 
En arrivant à côté du lac Kourile, la grande particularité qui saute immédiatement aux yeux, est le niveau de sécurité : on a l’impression d’arriver sur un site militaire. Il s’agit simplement de protéger les quelques résidents et les touristes de passage, des ours. Ces mammifères sont indifférents à la présence humaine non agressive. Leur pitance est assurée par le lac, riche en saumons revenus sur les lieux de leur naissance pour se reproduire et mourir. Un garde armé nous ouvre la barrière électrifiée. J’imagine que le voltage est supérieur à celui utilisé pour nos enclos à vaches, j'ai oublié de me renseigner. Les vingt passagers sont aussitôt divisés en deux groupes. Le notre commence par le bateau. Où allons-nous ? Pour combien de temps ? Voir quoi précisément ? Après que l’on nous ait ouvert une nouvelle fois l’enclos électrifié, nous montons sur un petit bateau à moteur – une grosse barque – avec une dizaine de places assises, plus celle du conducteur. Le garde armé referme la barrière mais ne vient pas avec nous. Notre guide anglophone est restée avec l’autre partie du groupe, à terre.
Le pilote de notre embarcation n’ouvrira pas la bouche de tout le voyage, aller comme retour. Nous longeons la côte, abrupte, couverte de végétation. Nous voyons notre premier ours dans l’eau. Il a pied. Le bateau ne ralentit pas, la situation étant d’un commun sans intérêt, visiblement. Nous n’avons pas eu le temps de voir s’il pêchait. J’enlève mon gilet de sauvetage, que nous avons tous dû enfiler au départ, mon appareil photo, mon chapeau, mon badge d’hélico, ma radio-guide, mes lunettes de soleil que j'ai aussi autour du cou, mon sac photo, mon sac à dos, pour enfiler mon coupe-vent. Car nous fonçons et le fond de l’air est frais. Nous allons droit sur une grande plage, derrière laquelle une végétation très verte s’épanouit, avec en arrière plan, des montagnes enneigées.
Le lac Kourile
J’aperçois, à gauche, un ours, puis un deuxième qui se rapprochent du point vers lequel nous nous dirigeons. Il y a déjà un bateau sur la droite, près du bord, à l’affût de trois autres plantigrades : une mère avec deux jeunes qui marchent puis qui se mettent à courir pour finalement se coucher sur le sable. On aperçoit, dans l’eau claire, beaucoup de saumons. Et à la lisière de la forêt, un gros ours, un mâle, suit la scène. Notre bateau est déjà prêt à repartir quand, trois autres ours, une mère et deux petits aussi, sortent du bois. Ils sont d’un marron plus foncés que les autres. A peine le temps de nous interroger que nous filons en sens inverse. Ou allons-nous cette fois ? Et bien, c’est terminé ! On peut dire que c’était vite expédié et que ça frôle l’arnaque. Quand je disais qu’ils étaient professionnels, et bien malheureusement ils le sont pour le meilleur et pour le pire !
Sur le retour, Gilles aux yeux de lynx, nous prévient : le long de la côte, à flanc de colline, dans les arbustes, caché en partie par un rocher, un autre ours. Ce pourrait être celui qui était dans l’eau lors de notre premier passage. Nous sommes revenus à notre point de départ. Un garde armé, toujours aussi patibulaire, nous fait passer la barrière électrifiée. Notre guide n’est pas revenue, elle est avec l’autre groupe. C’était bien la peine d’aller aussi vite ! Nous avons quand même vu dix ou onze ours en quelques minutes, ce qui dénote l’importance numérique de l’espèce. Nous attendons au bord de l’eau mais devons rester à deux mètres de la clôture. Nous apercevons une petite plage, derrière un bosquet d’arbres. Là, un ours s’avance dans l’eau. Il se dresse sur ses pattes arrière, reste quelques instants debout et saute dans le lac, fait plusieurs bons. On ne voit bientôt plus que sa tête hors de l’eau. A-t-il essayé d’attraper un saumon ? Dans tous les cas, il est bredouille et à l’air bête planté ainsi, la tête en l’air. Evidemment, nous nous sommes collés à quelques centimètres des fils électrifiés pour regarder la scène et la photographier. Voilà deux gardes qui viennent vers nous. C’est le moment que choisi notre guide pour revenir.

Nous partons cette fois explorer, un court instant – comme pour le bateau , l’intérieur des terres. Notre garde armé ouvre la marche. Nous franchissons la barrière à un autre endroit, côté jardin (et non plus côté lac). Nous sommes sur un petit chemin herbeux, à quelques minutes d’une autre barrière pour retourner à l’intérieur d’un enclos protégé. Car ici, ce sont les hommes qui sont enfermés, et non les bêtes. Mais soudain, plus personne ne moufte ! Le garde arme son fusil et, d’un geste, nous sommes de nous arrêter derrière lui : un gros ours vient de se planter au milieu de notre chemin et avance vers nous. Il est à quelques mètres. Il est beau, puissant, tranquille. J’arme mon Nikon et shoote. Trois fois, en pleine tête. Le clic est celui d’une arme dans laquelle on a oublié de placer une balle. Il me fusille du regard pour aussitôt se pencher en avant, renifle le sol, tourne la tête sur sa droite, le museau en l’air. Et il tourne la tête sur sa gauche et part dans cette direction, entre les herbes et les buissons, sans plus aucune attention au groupe des 22 bipèdes face à lui.
Nous ne bougeons pas, nous observons. Bien nous en fasse, le revoilà deux minutes plus tard. Et il n’est pas tout seul : ils sont deux ! Le notre, précédé d’un plus petit, une femelle vraisemblablement. Et ce doit être celle que nous avons vu pêcher quelques minutes plus tôt. Ils poursuivent leur avancée le long de l’enceinte vers laquelle nous pouvons maintenant nous diriger. Ils nous ont superbement ignorés et c’est certainement mieux comme ça.
Nous nous rendons alors sur le pont qui enjambe la rivière. Il est fait pour les piétons avec une largeur d'un mètre et quelque. C’est le cours d’eau qui alimente le lac en saumons. Le lieu est stratégique. Evidemment, il va nous falloir ressortir de l’enclos. Nous apercevons deux silhouettes encore sur le pont et nous voyons nos deux ours aller dans la même direction. Nous retenons notre respiration. La femme sur le pont fait deux pas en arrière. Le premier ours arrive au niveau du pont. Comment peut-on se croiser avec ces animaux sur un passage si étroit ? Courir dans l’autre sens et pour aller où ? Ils n’ont plus qu’à sauter dans la rivière en espérant que les ours n’aient pas l’idée de faire la même chose. Je ne sais pas s’ils sont armés et puis face à deux bêtes, il ne faut pas se louper car l’agressivité peut alors être à son comble. Mais la femelle a d’autres idées en tête et elle suit la berge sans emprunter le pont, sans un regard aux humains. Ouf.
Nous y accédons à notre tour et pouvons observer, quelques mètres plus loin, nos deux plantigrades affalés dans l’herbe, sous un arbre, au bord de la rivière. Ils n’en bougeront plus. Ils sont repus, dommage, car la rivière regorge de poissons. Nous en voyons des dizaines. Ils nagent encore vite ; ceux-là n’ont pas dit leur dernier mot. Leur dos devient violet lors de la période de reproduction, c’est très spectaculaire. On les distingue alors facilement dans l’eau claire.
D’un côté du pont, deux employés travaillent pour entretenir un barrage qui permet aux scientifiques de contrôler la quantité de poissons qui transite. Voilà c’est terminé, le groupe sur le bateau nous attend. Direction l’hélico. Les places de stationnement dans l’enclos sont prises et c’est pourquoi notre appareil est un tout petit peu plus loin. La guide nous compte pour nous laisser passer, histoire de ne pas en oublier un au milieu de la forêt. Je me place en queue, règle mon ouverture au maximum pour essayer au passage de saisir le fugitif bleu de ses yeux, toujours à moitié fermés. A quelques mètres, des hautes herbes nous cachent la plage. Le groupe est presque entièrement monté à l'intérieur, nous sommes les derniers. Et soudain, deux oursons passent en courant. L’homme en faction armé d’un fusil, met en joue la mère, qui suit les petits, un autre ourson derrière elle. Ils disparaissent dans les herbes, en direction du lac, sans un regard vers l’hélico. J’ai eu le réflexe de déclencher plusieurs fois, cool ! Par contre, les yeux bleus sont noirs !        

A suivre

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