vendredi 15 septembre 2017

Kamtchatka part 8

Nous sommes bien sortis de la forêt, nous la dominons, notre regard va aussi loin que nous le permettent les nuages et la brume qui s’étendent à l’horizon. Nous roulons au milieu d’une multitude de petits volcans noirs. Nous nous arrêtons entre deux d’entre eux. Au sol, des pierres ont été disposées en une série de cercles concentriques d’une dizaine de mètres de diamètre. Un repère pour les camions ou pour les hélicoptères ; nous en verrons un se poser à quelques mètres, une fois notre ascension commencée. Nous avons, par chance, évité de recevoir la tonne de poussière soulevée par le souffle des rotors. Un autre Kamaz, semblable au notre, était déjà sur le site. L'Homme a-t-il peur de l'isolement ou les agences de voyage ne comprennent-elles rien aux motivations des citadins qui partent dans les contrées éloignées et désertiques ? "Ce petit volcan là, on le connait, il y a un petit chemin déjà emprunté qui mène jusqu’en haut. On sait que l’on va trouver des bouches de chaleur, que le morceau de bois que l’on ramassera dans cet espace minéral – trouvé là par hasard - va s’enflammer après y avoir été introduit, comme si nous étions très proche du magma."
Au pied de ce volcan, se trouve une énorme pierre, semblable à un boulet de plusieurs mètres de diamètre. Elle est venue par les airs, lors d’une violente éruption. Une plaque commémorative y a même été fixée. La montagne est composée d’une roche noire qui, par moment, devient grise puis rouge avec des reflets allant jusqu’au violet. Nous voyons devant nous une belle colline en forme de dôme. Derrière nous, plusieurs autres dessinent une silhouette allongée, le tout de couleur sombre se découpant sur un ciel nuageux avec des éclats de bleu, au gré du vent. Et quand on redescend, le petit volcan présente une vue de profil ; sa forme conique se termine par un sommet concave, comme on peut se représenter le stéréotype de ce relief. Mais, depuis le sommet voisin, plus haut, on est face à une grande coulée de lave refroidie qui prend naissance sous nos pieds. Le cratère lui-même n’existe plus, il ne subsiste qu’un coté. Une sorte d’immense toboggan gris et noir traverse le paysage jusqu’à la forêt, qui plusieurs kilomètres au sud, redéploie son manteau vert.
Par endroits, des taches jaunes apparaissent, plus ou moins grandes, plus ou moins denses. Ce sont des lichens, la première végétation à se développer sur la roche volcanique. Nous reprenons notre véhicule pour nous rendre jusqu’à la forêt ensevelie. Une éruption, en 1975, dura un mois et demi. Une vaste zone de toundra et de forêts fut recouverte d’un épais manteau de scories. Au loin, on aperçoit des troncs gris. Sur le site, nous sommes face à des arbres morts, toujours debout, assez espacés. Il s’agit des sommets des grands arbres émergeant d’une forêt recouverte par dix ou vingt mètres de cendres. Après plusieurs décennies, le sol est dur et des pousses vertes d’épicéas refont surface, se détachent visuellement de ce monde noir et blanc. Nous sommes dans une forêt sans bruit, sans animaux, sans feuilles mortes ni champignons. Une forêt sans beaucoup d’ombres. Le spectacle est surréaliste. Au dessus de ces cimes, entre les restes de troncs, la silhouette d’une multitude de volcans se dessine. Dans une direction, on devine un grand plateau noir ; au-delà, l’horizon est masqué par un cône volcanique aux couleurs rouges maquillés par des plaques jaunes. Un des arbres montre une énorme excroissance à la limite de sa cime, soit encore à six mètres de ce nouveau sol : c’est un nid, un gros nid de rapace certainement, qui a été calciné, si ce n’est par les flammes, par la chaleur violente qui a régné après l’éruption. Et il est toujours là, comme fossilisé.

Nous rejoignons le camp de base où nous allons planter nos tentes pour quelques jours et surtout quelques nuits. Les infrastructures communes justifiant le rapprochement avec d’autres groupes se limitent à des toilettes sèches. Trois maisons en bois sont construites ou en cours de construction mais nous n’y avons pas accès. Réservation VIP ? Notre grande tente de cuisine est proche d’une autre. Cela permet de partager le feu de camp et de faire quelques rencontres. Nous pouvons observer la technique des sibériens pour fendre les bûches. Une fois la hache plantée dans le rondin, l'outil est retourné et frappé sur le sol - ou sur un autre morceau de bois - avec le fer et le rondin tournés vers le haut. C'est-à-dire que c’est le bois du manche de la hache qui heurte le sol et non le bois que l’on cherche à fendre. Et, malgré tout, la lame s'enfonce et c'est en deux parties que finit la bûche. Notre aide cuisinière rejoint l’autre groupe qui est plus important que le notre. Leur cuisinier à une fille, espiègle, qui vient jouer avec toutes les bonnes âmes disponibles. Elle n’est pas encore trop grande et je peux lui faire faire l’avion, comme disaient mes enfants : je la tiens par les mains, ou les poignets, et la fait tourner autour de moi jusqu’à ce que ses pieds ne touchent plus le sol et qu’elle vole. Elle est ravie. Mais quand la nuit vient, il reste une énorme pollution sonore : un groupe dîne dans le chalet derrière notre tente avec de la lumière électrique produite par… un groupe électrogène ! Vive la nature !
Le sol est composé principalement de sable noir, d’un grain assez épais évoquant immédiatement les roches que l’on trouve éparpillées sur le sol entre les collines qui nous entourent. Ces roches sont très découpées et de tailles très variables. Elles peuvent être posées sur le sable, comme n’importe quelle pierre, ou constituer des massif de plusieurs mètres avec des touffes d’herbes, des mousses, quelques fleurs. L’ensemble est très esthétique et semble avoir été dessiné par un jardinier paysagiste. Disons plutôt, comme souvent dans l’art, que l’homme a imité – consciemment ou non – ce qu’il a vu autour de lui. Au milieu de cet espace très aride, très proche de nos tentes, nous voyons de petits animaux passer à toute vitesse. On parvient à les observer à une certaine distance. Ils se dressent sur leurs pattes arrière et nous surveillent avant de disparaître dans leur terrier. Je pensais qu’il s’agissait de la marmotte du Kamtchatka mais c’est plus petit, plus fin, avec un pelage brun tacheté de blanc. Ce sont des sousliks – суслик –, des écureuils terrestres. Ils ne sont pas venus jusque dans nos tentes chaparder. Mais il est vrai que dans les régions où les ours sont très présents, il est impératif de n’avoir aucune alimentation dans ses affaires personnelles. Tout est stocké dans la cuisine collective et si un ours y fourre son nez, il peut certes tout ravager mais il ne tuera personne.
Le lieu de bivouac n’est pas trop venteux ; il ne pleut pas mais les nuages sont toujours là et on peut les voir défiler à l’horizon lors du coucher du soleil. Aucune nuit ne nous laissera l’opportunité de contempler un ciel étoilé. C’est pourtant un spectacle éblouissant quand on est loin des villes. Le lendemain, nous partons marcher sous le brouillard. Un groupe est parti plus tôt pour monter plus haut. Je choisis le groupe des femmes, plus cool, me laissant plus d’opportunités de flâner pour prendre des photos. Et mes genoux m’obligent à un peu de retenue vis-à-vis d’éventuelles performances sportives, quelle que soit la frustration que doive endurer mon ego. J’ai été bien inspiré car nous croiserons en montant, le groupe des courageux qui redescendent sans qu’ils soient allés aussi loin que prévu, car ils ont essuyé un grain, une vraie pluie. Ce qui ne sera pas notre cas.
Sous le plafond bas de nuages gris, nous apercevons une chaîne de montagnes, des volcans aux flancs partiellement enneigés, parcourus de rayures. Ces tâches claires sont semblables à des pelages d’animaux et rappellent celles que nous avons pu apercevoir, quelques jours plus tôt, de la fenêtre de l’hélicoptère. Nous sommes arrivés au pied d’une immense coulée de lave refroidie. Des tonnes de pierre noire aux formes les plus variées s’étalent sur des kilomètres, à perte de vue. Mon désir immédiat est d’escalader cette autoroute improvisée, sortant directement d’un volcan en irruption. Mais au-delà du plaisir des yeux, il est très difficile de progresser, à pieds, dans ces éboulements. Donc une fois la première excitation passée, nous reprenons le chemin le long de la coulée de lave pour aller chercher, plus haut, un passage praticable devant nous conduire vers le haut de cette zone éruptive, différent, encore chaud mais résultant de la même activité volcanique récente de 2013.

Mais en attendant, la roche fait des petits plis parfois sur plusieurs mètres, comme un liquide épais figé brutalement. A d’autres endroits, des fissures profondes laissent croire que l’on va enfin découvrir le centre de la Terre. La pierre volcanique grise laisse voir, dans son épaisseur, des strates de couleur ocre, orange, rouge. Les variations de formes sont infinies mais les lignes restent tout de même courbes, hormis les cassures. Par exemple, ici, sur le bord de la coulée, je vois le corps disloqué d’un chevalier géant sorti directement d’une œuvre de Miyazaki. Plus loin, la croûte terrestre s’est soulevée laissant voir des fils, comme si la matière n’était rien d’autre que du fromage fondu ou du chocolat coulant. Il est vrai que nos références, dans la vie urbaines, de matières pouvant changer d’état et devenir liquides se retrouve essentiellement dans l’alimentaire. Certaines pâtes se figent en cuisant et gardent cet état durci une fois refroidi. La comparaison ne s’arrête pas là car la roche volcanique est aussi aérée et légère du fait principalement qu’elle comporte de nombreuses poches ou alvéoles ayant contenues des gaz.
Le sol sur lequel nous marchons est une terre très noire, parsemées de minuscules éclats de roches tout aussi foncés et de petits éclats ocres. Comme par miracle, une herbe, une mousse, une fleur ont pris racine au milieu de cette matière, si hostile au premier regard. Il reste aussi, du dernier hiver, bien que nous soyons à la fin du mois de juillet à 1500 mètres d’altitude, des plaques de neige, des névés. Nous arrivons à la hauteur d’un cratère de couleur rouge sombre mâtiné de noir et de plaques de lichens jaune-vert au premier plan. Ces tableaux sont comme des œuvres d’art au milieu d’un univers monochrome.
Nous continuons de monter, doucement. Nous sommes maintenant au milieu de la coulée de lave. Il faut faire attention où l’on met les pieds pour ne pas se les tordre. Le ciel s’est assombrit et, sous le brouillard, au loin, devant nous, nous voyons clairement les pierres fumer. La coulée prend plusieurs directions mais nous choisissons de continuer vers le sommet. Nous n’irons pas jusqu’en haut. La coulée se perd et se divise entre plusieurs collines. Nous retrouvons des sommets rouges et des lichens très clairs mais le sol n’est toujours qu’un amoncellement de roches brisées chaotiques avec des bouches de chaleurs, de plus en plus nombreuses, qui laissent échapper une fumée intrigante. La température est très élevée à certains emplacements. On se penche sur les failles pour essayer de voir le plus profondément possible, mais nous ne trouvons que de l’obscurité ou des pierres. Seul un endroit laissera voir, à certains d’entre nous, une couleur rougeoyante, à travers une brèche, sous une première couche de pierre sur laquelle nous pouvions marcher. Une photo en témoigne. Pour un peu de repos, il est facile de s’asseoir car la roche laisse émerger des protubérances de toutes les tailles. Il suffit de veiller à ce qu’elles ne soient pas brûlantes mais, dès qu’on est éloigné de cinquante centimètres du sol, la chaleur est moindre. Malheur à celui qui a un pantalon léger en coton et qui est reste trop longtemps au dessus d’un point chaud – car la partie inférieure d’une jambe peut facilement brûler, l’un d’entre-nous en a fait les frais. Malheur à ceux qui déposent leur sac à dos sur le sol, donc à une température très élevée – car les parties plastifiées fondent, deux d’entre-nous en ont fait les frais. Nous sommes pourtant quatre ans après l'éruption volcanique !

A suivre

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